1.4 - Le pâturage extensif comme outil de gestion biologique des zones humides

 

Les gestionnaires choisissent de plus en plus le pâturage comme outil de gestion, et sont obligés de s'improviser "éleveurs" alors que très peu possèdent une formation les ayant préparés à cette fonction, D'où un certain désarroi, voire une certaine angoisse, devant cette nouveile responsabilité et l'utilité d'acquérir quelques connaissances pratiques en ce domaine. Nous espérons par ce cahier y contribuer.

Nous avons vu que le terme "pâturage" peut regrouper en fait des modes de gestion très différents. Or, il s'avère que pour l'ensemble des gestionnaires utilisant le pâturage, un consensus, au moins de principe, se dégage en faveur du pâturage extensif à l'aide d'animaux rustiques. Ils s'appuient pour celà sur des raisons pratiques et écologiques. Pour les expliciter davantage, nous développerons plus en détail les arguments avancés en faveur de ce type de gestion par les gestionnaires de la Réserve des Mannevilles au Marais Vernier qui furent les premiers en France à l'innover (LECOMTE, LE NEVEU, JAUNEAU 1982, LECOMTE, LE NEVEU 1984, LECOMTE, LE NEVEU 1986) Leur argumentaire en faveur de celle gestion résulte en fait d'une double démarche présentant un aspect pragmatique et une réflexion scientifique fondamentale.

1.4.1 Le pâturage extensif à l'aide d'animaux rustiques

1.4.2 Les arguments pratiques en faveur du pâturage extensif

1.4.3 Les arguments plus fondamentaux, d'ordre biocénotique, en faveur du pâturage extensif

1.4.4 Les problèmes fondamentaux de mise en oeuvre

 

1.4.1 Le pâturage extensif à l'aide d'animaux rustiques

Nous définirons dans un premier temps le pâturage extensif comme étant:

  • d'une par un pâturage de plein air intégral,
  • d'aurre par un pâturage dont la pression est suffisamment faible et les animaux suffisamment rustiques pour éviter les apports de fourrages en hiver,
  • enfin, un élevage qui nécessite un minimum de soin, notamment en matière de mises bas et de surveillance sanitaire.

1.4.2 Les arguments pratiques en faveur du pâturage extensif

Ils sont simples à comprendre et reposent sur la nécessité de contraintes minimales pour le gestionnaire:

  • celui-ci étant rarement de formation ou d'origine agricole, il ne dispose ni des compétences nécessaires pour pratiquer un élevage classique, ni des installations indispensables (étables, granges, ... ) pour effectuer un retrait hivernal des animaux.
  • le temps dont il dispose - que se soit dans le cadre de son travail ou de son loisir - est largement insuffisant pour s'occuper de façon assidue du cheptel.
  • enfin, la zone humide gérée est généralement isolée el diiflcile d'accès, ce qui limite d'autant les interventions, régulières ou exceptionnelles.

En conséquence, il s'avère donc impossible pour les gestionnaires:

  • d'utiliser des animaux trop exigents nécessitant alors, fourrage, soins et surveillance journalière,
  • de pratiquer une pression de pâturage forte qui oblige à des manipulations répétées, une surveillance accrue et multiplie les risques d'épidémies.

1.4.3 Les arguments plus fondamentaux, d'ordre biocénotique, en faveur du pâturage extensif

a - Nous avons vu que l'intensification du pâturage conduisait à la banalisation. Par une coupe répétée et un piétinement important, il exerce en effet sur le milieu une pression sélective forte et seules quelques espèces peuvent s'adapter. Du point de vue floristique par exemple, le pâturage intensif favorise les espèces prairiales - agrostides, trèfles, ... - qui appartiennent au "fond prairial" très classique, masquant ainsi les caractéristiques hydroédaphiques du terrain. Inversement, le pâturage extensif va exercer une pression sélective faible sur le milieu et permettre à l'originalité du terrain de s'exprimer en évitant l'élimination des espèces favorisées par ces potentiels mais sensibles au facteur écologique fort que représente la gestion agricole classique. Par aillleurs, le caractère non uniforme du pâturage extensif permet le maintien, sur une même surface, d'espèces animales et végétales des milieux à structure herbacée basse (éliminées par la fauche ou l'abandon) et des milieux à structure herbacée haute (éliminées par le pâturage intensif). Il en résulte une richesse spécifique et une qualité biologique nettement supérieures à celles des prairies entretenues de façon agricole classique et des zones abandonnées. La figure ci-dessous illustre par exemple, l'évolution de la diversité floristique dans le cas d'un pâturage extensif mis en place après un certain temps d'abandon. Les résultats acquis à la Réserve Naturelle des Manneviiles, après 9 ans d'expérience, confirment ces résultats.

b - Les animaux restant sur place toute l'année, et pratiquement sans apport nutritif complémentaire, ce mode de gestion est sans doute celui qui se rapproche le plus du fonctionnement des écosystèmes naturels, avec fermerure des cycles biogéochimiques (sans pour autant l'atteindre complètement). De plus, la matière organique retournant au sol par le biais des fèces des animaux, elle est beaucoup plus facilement recyclable. Celà évite les phénomènes d'eutrophisation évoqués pour la fauche sans exportation du produit, et assure le maintien d'une entomofaune coprophile particulièrement intéressante pour les oiseaux.

c - Les grandes zones humides européennes reconnues comme de véritables "joyaux biologiques" sont gérées depuis longtemps et de façon traditionnelle sur le principe du pâturage extensif avec des espèces rustiques. Nous citerons notamment :

  • les marismas d'Andalousie (Réserve de Donana)
  • la Camargue

d - Ce mode de gestion permet aux milieux de se rapprocher des écosystèmes primaires et l'installation de grands herbivores constitue davantage une réintroduction qu'une introduction. En s'appuyant sur des arguments d'ordre botanique, palynologique, paléontologique et d'homothétie écologique, Lecomte - Le Neveu (1986) montrent que les écosystèmes naturels au sens strict du terme de l'Europe tempérée étaient - dans les plaines, plateaux
et vallées et à des périodes climatiques comparables à la nôtre- de type semi ouverts, entretenus par des troupeaux d'herbivores sauvages (bovidés et équidés) et non cette "grande forêt primaire" si souvent mentionnée. La figure p.16 illustre cette nouvelle conception du milieu naturel primaire. ou climax - qui prend, par les dynamiques conjointes des populations animales et végétales, un aspect dynamique.

De plus, cette façon de voir :

  1. permet d'expliquer le pourquoi du grand intérêt des milieux ouverts face aux milieux fermés,
  2. justifle la nécessité d'une gestion active qui repose alors sur des données écologiques, en mettant en évidence que l'évolution habituellement constatée après l'abandon est certes spontanée, mais pas naturelle puisqu'il manque un maillon fondamental de l'écosystème : les grands herbivores sauvages, disparus à cause de l'homme. Ceci "dédouane" les éventuels gestionnaires qui auraient des scrupules à introduire des animaux domestiques dans un milieu "naturel".

La pression des facteurs du milieu, dont la consommation primaire et ses conséquences, fait évoluer l'écosystème dans des sens opposés déterminant des termes ultimes, l'un plutôt fermé, l'autre plutôt ouvert, qui encadrent un équilibre permanent entre les différentes composantes du milieu : l'ensemble constitue alors le climax.

Nouvelle conception du milieu primaire intégrant les grands carnivores et leur dynamique de population - in Lecomte Le Neveu (1986)

1.4.4 Les problèmes fondamentaux de mise en oeuvre

Le plus gros problème auquel va se heurter le gestionnaire est la recherche d'un compromis réaliste entre deux attitudes extrêmes (voir schéma) :

- la position "tout écologique" où le gestionnaire, considérant ses herbivores à l'égal d'animaux sauvages n'intervient plus sur ses populations dès le lâcher;

- la position "tout agricole" où le gestionnaire conduit son troupeau comme celui d'un éleveur classique.

a - "L'utopie écologique"


Suite à ce qui vient d'être exposé, le plus simple et aussi le plus "naturel", serait de réintroduire les espèces sauvages dans le milieu et de ne jamais intervenir, laissant la sélection et la dynamique naturelles s'effectuer à 100 %. En fait, ce tableau, idéal dans le cadre d'une gestion à des fïns biocénotiques, est totalement irréaliste :

- les animaux sauvages (aurochs, chevaux...) ont disparu (dernier auroch sauvage tué au XVIIè) il faut donc utiliser des animaux très rustiques (races anciennes ou reconstitution des espèces sauvages) dont le potentiel génétique et l'adaptabilité aux conditions difficiles sont nettement supérieurs aux races utilisées aujourd'hui en agriculture mais cependant inférieurs à ceux des animaux sauvages.

- les troupeaux sauvages dans un système naturel, ont à leur disposition de très grandes surfaces, s'étendant sur des milieux diversifïés (secs et humides) dans lesquels ils peuvent migrer à volonté. Aujourd'hui, et surtout en zones humides, les secteurs gérés à des fins biocénotiques sont de petite surface, comprenant généralement des territoires de même nature (milieux humides seulement). il est donc impossible aux animaux d'effectuer des grands déplacements, ils se retrouvent donc confinés dans les "monoterroirs" et souffrent sans doute de cene monotonie, tant sur le plan alimentaire qu'éthologique.

- les grands prédateurs et grands nécrophages ont disparu, la régulation des populations d'herbivores ne pourra donc, en tout état de cause, être "naturelle".
En conséquence, la gestion actuelle par le pâturage extensif ne sera toujours qu'une pâle imitation du système naturel d'origine et l'intervention humaine sera obligatoire. Parce que l'on travaille sur le cheptel, cette inrervention empruntera nécessairement à l'agriculture certaines techniques d'élevage.

b - Les "pièges agncoles"


La nécessité de rapprochement de la "gestion écologique" qui vient d'être évoquée avec des techniques d'élevage, peut, à l'opposé, induire le gestionnaire dans une voie "trop agricole", le transformant davantage en éleveur qu'en gestionnaire de site naturel.
Les éléments qui peuvent ainsi détourner la finalité de la gestion sont essentiellement de trois ordres :

  1. Un mauvais choix pour l'outil de gestion, soit au niveau de l'espèce, soit à celui de la race. Par exemple, beaucoup de races locales, issues en fait du XIXè siècle sont considérées comme rustiques mais ne présentent pas un pouvoir d'adaptation important aux conditions de vie difficiles. Effectivement, ces animaux sont plus rustiques que la charolaise actuelle, mais ils sont quand même issus d'une sélection assez sévère et faisaient traditionnellement l'objet de soins particuliers. Ils apparaissent donc, dans le contexte du pâturage extensif, incapables de supporter les conditions trop dures et nécessitent des soins importants (compléments alimentaires hivernaux, traitement antiparasitaire, abris, .. ).
     
  2. L'incompétence d'origine du gestionnaire en matière d'élevage le rend souvent - et c'esr compréhensible - angoissé devant le moindre problème: la mort d'un veau devient une catascrophe ... il faut savoir qu'en Haute Normandie, pays d'élevage riche s'il en est, 18 % des veaux nés dans les exploitations agricoles n'arrivent pas à terme (données recueillies auprès de la Direction des Services Vétérinaires).


Il est alors, bien sur, à l'écoute des vétérinaires, agriculteurs, voire commerciaux des firmes agroalimentaires. Si elles connaissent parfaitement les problèmes d'élevage intensif et productif, ces personnes, souvent trop "déformées" par leur expérience, ne possèdent pas de ce fait les compétences nécessaires en matière de races très rustiques et de pâturage extensif. Ils préconisent donc, généralement, quelle que soit la race choisie, des traitements préventifs abondants et des compléments alimentaires.

Deux exemples simples peuvent illustrer ce propos :

- Dans le cas d'un élevage extensif, il est normal que les animaux maigrissent l'hiver et reprennent l'été, cet amaigrissement hivernal sera souvent très mal perçu par les agriculteurs voisins.

- De même, la présence de parasites est normale chez tout animal, ce n'est qu'au-delà d'un certain seuil qu'elle devient pathologique. Or, pour beaucoup de vétérinaires actuels, la moindre présence de parasites doit s'accompagner de traitemenrs (ce qui est souvent justifié en intensif).

Ainsi, lorsqu'en 1979 l'expérience du Marais Vernier commença, elle fit l'unanimité des professionnels agricoles, vétérinaires et agronomiques : elle était vouée à l'échec étant donné les conditions de vie hivernale dans le marais. En 1988, les animaux continuent à prospérer et à se reproduire...

 

  1. La tentation d'intensification à des fins de rentabilisation. On peut alors parler de détournement de la finalité de la gestion qui, bien souvent. risque de poser de gros problèmes :
    • biocénoriques en retombant dans les inconvénients du pâturage intensif,
    • économiques, comparables à ceux auquels se heurte la profession agricole.

Il est normal de ne pas négliger l'aspect financier, et nous reviendrons sur ce problème dans la partie suivante.

c - Le compromis réaliste

Entre ces deux attitudes, il faut donc trouver un compromis heureux pour les biocénoses, le gestionnaire et l'outil de gestion.
La nécessité de ce compromis passe par trois points fondamentaux :

  1. Le choix de races plutôt archaïques que rustiques, c'est-à-dire aux performances d'adaptabilité aux conditions difficiles de vie (fourrage médiocre, humidité, ... ) nettement supérieures à la normale actuelle. Mais, nous le verrons plus loin , ces races sont souvent rares (surtout en France, peu conservatrice), donc difficiles à trouver et relativement chères.
  2. Un suivi des animaux, certes réduit au minimum nécessaire (l'archaïsme des races le permettra) mais cependant indispensable, puisque les animaux sont généralement retenus dans des milieux globalement homogènes et assez restreints où des carences peuvent se faire sentir, des épidémies ou infestations pathologiques se déclarer.
  3. La régulation des effectifs. L'espace offert aux animaux étant limité, attendre une régulation "naturelle" des populations, c'est aller au devant de graves ennuis (passage par un stade intensif, mortalité brutale et excessive suite à des épidémies ou des états physiologiques trop déficients, problèmes juridiques, ... ).

La difficulté, surtout pour le "gestionnaire-éleveur" débutant, réside en la détermination des critères permettant de prendre position sur chacun de ces points, savoir prendre conseil.

En conclusion, si le pâturage extensif apparaît aujourd'hui, dans le cas de nombreuses zones humides, comme un mode de gestion biologique intéressant, tant du point de vue pratique que théorique, il n'est pas sans imposer un certain nombre de contraintes:

  • investissement lourd en début d'expérience: achat des animaux, des matériaux de clôtures, réalisation de ces dernières,
  • surveillance régulière des animaux (pas nécessairement tous les jours),
  • suivi sanitaire des animaux et compétence nécessaire pour agir en "cas de coup dur",

Sans toujours pouvoir donner des "recettes", nous allons voir plus en détail chacun des points évoqués dans la partie qui suit.